Les philosophes, pour l'honneur de leurs anciens dogmes, devaient s'évertuer à contrebalancer l'esprit commercial, à modérer ses empiétements politiques, et ramener le système social à l'influence agricole et militaire, telle qu'elle existait dans les 1re et 2e phases de Civilisation. Tel était le parti que l'honneur et la raison indiquaient aux philosophes: en s'exerçant sur ce problème, en signalant et poursuivant les désordres commerciaux, ils pouvaient arriver à l'invention dont j'ai parlé, celle de l'association graduée, qui met fin aux ravages du monopole et de l'agiotage, et qui ouvre à l'ordre industriel une nouvelle carrière, comme l'invention de la poudre en ouvrit à la tactique.
Mais une circonstance aveugla les philosophes: l'énormité et la rapidité des anciennes fortunes commerciales, l'indépendance attachée à cet état ((qui est le plus libre et le plus favorable)), l'air de haute spéculation répandu sur de viles manoeuvres que le plus simple des hommes peut concevoir et diriger en moins d'un an, le faste des agioteurs qui rivalisent avec les grands de l'Etat, tout cet éclat a ébloui les savants réduits à tant de veilles et d'intrigues avant de gagner quelques écus; ils ont été étourdis à l'aspect des Plutus commerciaux: ils ont hésité entre la flagornerie et la critique; le poids de l'or a emporté la balance, et les savants sont devenus définitivement les très humbles valets des marchands. La philosophie avait osé dans les âges précédents critiquer les financiers, sur le compte desquels la littérature s'égayait et balançait un peu les prodigalités de la fortune. Aujourd'hui que la raison est perfectionnée, les philosophes n'encensent plus que l'argent. Ce n'est plus aux Muses ni à leurs nourrissons, c'est au commerce et à ses héros que la renommée consacre ses cent voix. Il n'est plus question de sagesse, de vertu, de morale; tout cela est tombé en désuétude chez les littérateurs uniquement voués au soutien du commerce. La vraie gloire, la vraie grandeur pour une nation, c'est de vendre à ses voisins plus de culottes qu'elle n'en achète d'eux. Les beaux génies du 19e siècle sont ceux qui nous enseignent pourquoi les sucres ont faibli et les savons ont fléchi, pourquoi le change a baissé, haussé à la Bourse. S'ils nous expliquent ces grands mystères en livres, sous et deniers, le temple de mémoire leur est ouvert. Les orateurs n'oseraient faire un discours sans y entremêler à chaque phrase le bien du commerce. Les souverains mêmes vont bientôt s'honorer du titre de marchands, comme jadis de celui de pères du peuple, et pour se populariser ils devront se montrer en public, ayant pour trône une balle de coton, pour sceptre une aune à la main, et pour armoiries des carreaux de savon portés devant eux en guise de faisceaux. Et quelles actions de grâces les souverains ne doivent-ils pas à la politique mercantile! C'est par suite d'une rivalité commerciale entre la France et l'Angleterre qu'ils ont vu chanceler et s'écrouler leurs trônes, c'est pour une querelle de sucre et de café que Louis, sa famille et l'élite des Français sont montés à l'échafaud.
La France, toujours ardente à s'engouer, devait donner plus aveuglément que tout autre empire dans la folie du siècle. Aussi, en France, ne saurait-on penser, parler ni écrire, si ce n'est pour le bien du commerce. Déjà Polymnie sème de fleurs cette nouvelle carrière: depuis que les gens de lettres se sont pris de belle passion pour l'huile et le savon, Polymnie a dû se familiariser avec l'épicier du coin; des expressions fleuries ont remplacé l'ancien langage des marchands, et l'on dit en style oratoire: «les sucres, les livres sterlings ont fléchi, faibli», c'est-à-dire que le change sur Londres est en baisse. «Les savons jouent un beau rôle», c'est-à-dire augmentent. Vous eussiez dit, il y a quelques années, en parlant d'une troupe d'accapareurs: «Ces vampires ont causé, par leurs sourdes manoeuvres, la rareté et l'enchérissement de telle denrée.» Aujourd'hui leurs menées sont un titre à la gloire, et la renommée les annonce d'un ton pindarique, en disant: «Un mouvement rapide et inattendu s'est fait tout à coup sentir sur les savons.» A ces mots, il semble voir les pains de savon s'élancer au-delà des nues, tandis que les accapareurs de savon remplissent l'univers de leur nom. Quelque objet qui tienne au commerce, ne fût-ce qu'un quarteron de fromage, les philosophes font là-dessus des images et du sublime. Sous leur plume, un tonneau de rogome devient un flacon d'essence, les fromages exhalent le parfum des roses, et les savons effacent la blancheur des lis. Toutes les fleurs de rhétorique contribuent puissamment au succès de l'industrie, qui de son alliance avec les philosophes a recueilli ce qu'on en devait attendre: beaucoup de paroles et peu d'effets.
C'est aujourd'hui que Jean-Jacques pourrait bien dire: «Les ridicules ont changé depuis Molière; mais il manque un Molière pour peindre les nouveaux ridicules.» Dans cette manie mercantile des philosophes peut-on voir autre chose qu'un verbiage inventé pour faire gémir les presses et disputer les oisifs? Tels ont été le magnétisme et la fraternité, auxquels succède la traficomanie. Vit- on jamais tant de désordres dans l'industrie, tant d'encouragement à l'agiotage et à la banqueroute, que depuis que cet esprit mercantile s'est emparé des philosophes?
Parce qu'une nation insulaire, favorisée par l'indolence ((de la dynastie Bourbon)) de l'ancienne France, s'est enrichie dans le monopole et la piraterie, voilà toute l'antique philosophie en défaut, voilà le trafic devenu l'unique voie de la sagesse, de la vérité et du bonheur des nations. Voilà les marchands devenus les colonnes du corps social, et tous les cabinets luttant d'avilissement devant une poignée de marchands anglais qu'on peut réduire à néant avec moins de soldats qu'on n'en perd dans une bataille.